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La langue du troisième Reich

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2274 7 mars 2025

Victor Klemperer est un linguiste juif, né en 1881 à Landsberg-sur-la-Warthe et mort en 1960 à Dresde. Converti au protestantisme à 31 ans, il se considère comme un Allemand à part entière. Ce sont les nazis qui ne sont pas de vrais Allemands. Il restera en Allemagne durant toute la 2e Guerre mondiale, et après. Le fait que son épouse, la pianiste Eva Schlemmer, soit «aryenne» lui évite la déportation. Mais à ses yeux, sa judéité ne signifie rien et le sionisme naissant est une bizarrerie exotique.

Du journal qu’il a tenu tout au long de sa vie, il a extrait la matière d’un livre consacré à la perversion de la langue allemande par les nazis. Il ne s’agit pas d’une étude systématique, mais d’un mélange fascinant d’expériences personnelles, d’anecdotes contées par des tiers, de petits faits quotidiens significatifs et de réflexions scientifiques qui couvre les années 1919 à 1945. Le livre fut édité en 1947, soit deux ans avant la publication du livre de Georges Orwell 1984, avec sa novlangue et son Ministère de l’Amour. La traduction française a été publiée en 1996. Son titre: LTI, la langue du IIIe Reich. L’acronyme LTI signifie Lingua Tertii Imperii.

La langue du troisième Reich est la langue de tous et sert à tous les usages. C’est tout à la fois l’oral et l’écrit, celui-là absorbant celui-ci, la langue des modes d’emploi, la langue des repas de famille et la langue publique de la presse, des communiqués administratifs et des discours politiques. Klemperer le dit autrement: Toute langue qui peut être pratiquée librement sert à tous les besoins humains, elle sert à la raison comme au sentiment, elle est communication et conversation, monologue et prière, requête ordre et invocation. La LTI sert uniquement à l’invocation. C’est la langue du tribun, nécessaire et suffisante pour penser droitement.

Pour mettre le peuple en action et le fanatiser – le fanatisme est une vertu –, il faut d’abord évacuer la pensée, remplacer le réfléchi par le ressenti, la raison par la passion, l’institution stable par le mouvement, l’usage respectueux d’autrui par l’instinct, l’exactitude pusillanime par le nébuleux grandiose, la culture rassise par l’ardeur juvénile.

A la philosophie, on substitue l’intraduisible Weltanschauung, appréhension globale du monde et de ses sources profondes, approche non rationnelle, intuitive, romantique et mystique de la vie et de la nature.

Dans le même esprit, on rejette le système au nom de la société organique, autrement dit le Volk, qui est la masse personnalisée L’organique est naturel, enraciné, charnel, alors que le système est extérieur et artificiel, appareil construit par la raison et la volonté. L’organe exprime la vie. Une vérité organique, dit encore Klemperer, naît du sang d’une race et n’est bonne que pour cette race. Autrement dit l’universel, qui dissout l’organique, est incompatible avec la race allemande1. Klemperer souligne le fait que cette conception organique n’en coexiste pas moins, dans l’esprit des nazis, avec une foi effrénée dans la maîtrise technique.

La LTI est la langue de toutes les couches sociales, de l’ouvrier au professeur, du paysan à l’industriel. C’est partout, écrit Klemperer, la même sauce brune. Et c’est par cette langue, qui est le moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret, que le poison pénètre jusqu’au fond des personnes. Il note avec consternation que les Juifs eux-mêmes finissent par recourir à cette langue imposée, obligatoire, inévitable.

Cette langue, pauvre et monotone, indéfiniment répétitive, est en même temps toute-puissante, tant sa pauvreté ne permet pas de penser de plusieurs manières. Elle ne sert pas la pensée, elle la dirige. Alors que l’Allemagne est déjà complètement défaite, des personnes de bon sens continuent de s’exprimer dans les termes convenus de «victoire» proche, de «tournant» décisif, de «contre-offensive surprise» génialement conçue par le Führer. Au sens de la LTI, la notion de défaite allemande est une non-notion, une contradiction dans les termes.

Comme de juste, un Reich «millénaire» ne parle que sur le mode superlatif. Tout acte du gouvernement ou de l’armée est historique. Chaque rencontre du Führer et du Duce est historique. La victoire d’un sportif allemand est historique, l’inauguration d’une autoroute, un congrès local ou régional, tout est historique, parce que tout s’inscrit dans la marche inéluctable vers la victoire finale. Welt utilisé comme préfixe porte le superlatif très haut. Une bataille gagnée est Welthistorisch. Les Juifs et les soviétiques sont des Weltfeinde, le Japon une Weltmacht.

Les morts ennemis ne sont pas nombreux, mais innombrables. Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich de 1938 à 1945, déclare en 1941 que l’Allemagne pourrait faire la guerre encore pendant trente ans. Tout est total : guerre totale, éducation totale. L’Allemagne est éternelle. L’exagération émousse la sensibilité, ce qui appelle à un renforcement de l’exagération. Les superlatifs eux-mêmes sont mis au superlatif: Hitler réclame de ses troupes un fanatisme sauvage.

La LTI fait un grand usage des guillemets ironiques. On parle de la «stratégie» russe, des «victoires rouges», Einstein est un «chercheur», Churchill un «homme d’Etat», Heine un «poète». En revanche, et contrairement à ce qu’on pourrait penser, elle ne recourt pas beaucoup aux points d’exclamation. Klemperer pense qu’ils sont en suspension dans le vocabulaire et la grammaire LTI!

Il faudrait encore citer, apparus à la fin de la guerre, les euphémismes destinés à camoufler la défaite. Le recul des troupes est une guerre de défense mobile. La forteresse Europe devient la forteresse Allemagne, puis la forteresse Berlin, l’important restant le sentiment d’invincibilité protectrice qu’inspire le mot «forteresse». Les difficultés militaires sont des goulets d’étranglement. Les offensives de l’ennemi sont des offensives escargots.

Toute idéologie sécrète une langue visant non la vérité, mais le pouvoir. Disons même que l’idéologie est d’abord une langue pervertie. La langue de l’Etat démocratique ne fait pas exception. La Nation a souvent dénoncé ses dérives, brouillages et tromperies lors des campagnes concernant les réformes scolaires, par exemple, ou lors du vote sur l’EEE. On pourrait recommencer avec les discours lénifiants qui accompagnent ces jours les trois démissions du Département fédéral de la défense et exonèrent ses chefs de toutes leurs responsabilités.

Dans sa préface, Klemperer exprime sa crainte que la langue des nazis ne leur survive, tant elle colle au plus profond de la cervelle humaine. Il remarque qu’à la fin de la guerre, tous pestaient contre le nazisme, [mais] le faisaient dans sa rhétorique.

Lui-même vécut par la suite en République démocratique allemande. Or, ses croyances communistes l’empêchèrent de constater l’extrême proximité de la LTI et de la Lingua Sovietica, dans leur psychologie, dans leurs structures, dans leurs aspects moraux et politiques. Il n’hésita même pas à faire de Staline un grand humaniste. D’une certaine manière, cet aveuglement du plus perspicace et courageux des critiques de la langue des nazis confirme ses propres craintes quant à la survivance de la LTI, sous une forme ou sous une autre.

Notes:

1   L’esprit de système pèche inversement, et tout aussi gravement, par son rejet du particulier au nom de l’universel.

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