Le progrès et le Progrès
Tout être, dans la mesure même de son imperfection, est gros d’un progrès possible. S’il est inanimé, ses progrès requièrent un intervenant extérieur. S’il est vivant, il progresse spontanément: le bouton de rose aspire plus que tout à devenir une fleur épanouie. Soulignons que le progrès de la rose est limité, sans même parler des impondérables météorologiques, par sa nature même: une rose ne peut être plus rose que les roses; aucun arbre ne va jusqu’au ciel, à part le chêne de Booz endormi.
Tout au contraire, le Progrès – avec une majuscule et toujours au singulier –, est illimité. Ce n’est pas le progrès de ceci ou de cela. C’est le progrès en soi. Pour ceux qui y croient, c’est un mouvement d’ensemble engagé dès les débuts du monde, un flux inarrêtable qui emporte la société, l’humanité, le cosmos tout entier vers son accomplissement. Le mouvement peut ralentir, subir des contrecoups, voire des retours en arrière, mais la direction générale, donnée dès l’origine et une fois pour toutes, ne change pas. Et cette direction est bonne: demain sera nécessairement mieux qu’aujourd’hui, même si cela ne saute pas immédiatement aux yeux.
Cette foi dans une amélioration continue du monde provient peut-être du sentiment de maîtrise croissante que nous inspirent les progrès techniques, peut-être aussi du désir obscur de se débarrasser d’un présent insatisfaisant que nous ne saisissons plus, peut-être enfin, plus profondément, d’un souvenir laïcisé de la conception chrétienne, linéaire, de l’histoire du salut des peuples.
Sous la houle incessante du Progrès, tout est toujours provisoire, précaire, changeant. L’être résistant cède la place au devenir fluide, la stabilité au mouvement, l’enracinement à la glissade, la réflexion au rabâchage militant, le débat contradictoire à la dénonciation des fake news, la liberté à la conformité. Les rythmes naturels s’accélèrent au rythme frénétique du Progrès. Sous leur apparence de permanence et de solidité, les doctrines, les institutions, les définitions mêmes ne sont que des illusions paresseuses qui nous empêchent de reconnaître l’immense écoulement de toute chose. L’expérience ne nous est d’aucune utilité. Le passé a fait son temps. L’histoire n’est qu’un réservoir d’anecdotes sans signification pour l’avenir.
Puisque le Progrès nous est imposé et qu’on y va de toute façon, nos paroles et nos actes perdent leurs raisons d’être. Ils ne font qu’accompagner symboliquement une Histoire qui n’a pas besoin de nous pour se faire. Dès lors, dire et faire n’importe quoi, porté par une émotion plus ou moins prophétique, par le désir de faire son numéro ou pour se placer en vue des prochaines élections, n’est pas grave, même en politique. D’où ces propositions progressistes ouvertement irresponsables sur le désarmement de la police, la suppression de l’armée, la légalisation de toutes les drogues, le passage à la semaine de 38 heures ou l’impossibilité métaphysique d’un racisme à l’égard des Blancs.
Au-delà de ces absurdités périphériques, quelle est la fin finale du Progrès? Quel est le but ultime qui inspire les discours et les actions des progressistes, la Cause qu’ils se sont choisie et qui promet de faire le bonheur de l’humanité?
Au siècle dernier, ce fut la société communiste, sans classes, sinon sans nomenklatura, ou le Reich de mille ans, sous la conduite d’une race supérieure venue du Nord. Aujourd’hui, c’est le jardin transhumaniste des futurs immortels cryogénisés ou le champ de ruines intersectionnelles du wokisme. Pour la gauche actuelle, le Progrès irait plutôt du côté de la cité administrative universelle avec sa rationalité, son pouvoir centralisé et ses caméras omniprésentes.
Ce qui est sûr, c’est que, quel que soit le Progrès imaginé, il bafoue les libertés individuelles et collectives, casse les souverainetés protectrices, mine les institutions traditionnelles, rejette les cultures particulières. Mais comme c’est le Progrès, ce ne sont que des «accidents de l’Histoire»!
Les progressistes peinent à prouver que le Progrès est un progrès.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Premier regard sur la loi sur les communes – Editorial, Félicien Monnier
- Certains trésors, dont Steinlen – Jean-François Cavin
- La Guerre du Haut Pays – Edouard Hediger
- Civilisations et cultures – Benjamin Ansermet
- Boualem Sansal, la France et l’Algérie – Jean-Blaise Rochat
- Ordre et liberté – On nous écrit, Philippe Leuba
- Lire et relire Simon Leys – Jacques Perrin
- Chronique sportive – Antoine Rochat
- Le retour du péril jeune – Le Coin du Ronchon