La diversité contre les différences
L’ordre, c’est l’organisation judicieuse des différences ; le désordre, c’est l’uniformisation produite par la folie égalitaire, avons-nous dit dans un précédent article. Un aimable lecteur a jugé cette sentence bien frappée. Nous devons cependant la commenter parce qu’elle heurte les préjugés modernes.
Commençons par une anecdote: au printemps 1982, nous payons notre galon de lieutenant au Tessin. L’instructeur de compagnie nous demande de classer nos grenadiers suivant leurs capacités, dans l’idée de repérer de futurs sous-officiers. Curieusement, il s’intéresse au dernier de la liste, un Genevois travaillant pour la voirie de Carouge. C’est un brave garçon, maladroit, lent en toutes choses, comprenant difficilement ordres et explications. Exerçant un travail manuel, il peine pourtant à démonter et remonter son fusil d’assaut. Ses copains rient de lui. Lieutenant, comment engagez-vous cet homme ? A-t-il au moins une qualité ? me demande le major. Embarrassé, je réponds qu’il est fort. En effet, lors d’une marche, il a soulevé de terre une petite Fiat parquée au bord de la route, à l’étonnement de tous. Eh bien, poursuit l’instructeur, faites-le porter des caisses de munition quand votre section monte sur les places d’exercice, encouragez-le à se charger du sac d’un camarade à bout de souffle, utilisez sa force en toute occasion, comme le commandant de la compagnie de montagne charge les guides grisons ou valaisans incorporés dans son unité de lire la carte en terrain difficile ! N’oubliez pas ceci : un bon chef se sert des compétences de chacun de ses grenadiers, même de ceux qui ne sont pas très malins et ne deviendront jamais sous-offs ! Et sachez qu’au feu, sous les balles, un fier-à-bras peut se transformer en lâche, et qu’un soldat bien tranquille révélera peut-être un courage insoupçonné.
Compris! Du coup, comme on ne disait pas alors, mon Carougeois s’intègre à la section, trouve sa place, sourit un peu; ses copains ont vu sa valeur.
La différence signifie la supériorité (faire la différence, c’est l’emporter), respectivement l’infériorité, d’une personne comparée à une autre, sous un certain rapport (Pierre est plus énergique et plus beau que Paul, mais moins riche). La différence, c’est du plus ou du moins, du meilleur ou du pire. Elle détermine des hiérarchies dans une communauté où chacun a des atouts à faire valoir, dans une famille, une entreprise, une équipe sportive, un bataillon, une classe d’école. C’est le devoir du chef de faire coopérer des gens différents en vue du bien commun. Se moquer des inférieurs ou créer des rivalités cause du ressentiment. Il s’agit seulement de mettre des qualités diverses à profit pour renforcer la cohésion et l’unité d’une communauté.
Lors des jeux paralympiques, le judoka français Teddy Riner, valide et multimédaillé, a qualifié les athlètes handicapés de super-héros. Certains l’ont mal pris. Ils disent que le handicap n’est qu’une caractéristique comme une autre. Mais cette caractéristique demeurera mal considérée, la validité étant préférable au handicap. Teddy Riner voulait admirer les performances des athlètes handicapés en tant que tels, avec le courage et la volonté dont ils font preuve. On lui fit comprendre qu’il distinguait ces personnes de façon inappropriée.
Les modernes ne prônent pas la différence, mais la diversité. Le journal de la Migros propose une initiative diversité. Il s’agit de promouvoir la diversité suisse en la faisant passer de la simple coexistence au vivre-ensemble joyeux, dans vingt-six Cantons, avec quatre langues nationales et de nombreux modes de vie et culture, ceux des vieux et des jeunes, des migrants et des autochtones, des ruraux et des citadins, de l’UDC et de la gauche rose-verte, des riches et des pauvres, des hommes et des femmes, des hétéros et des nouvelles identités sexuelles, des personnes de haut et bas niveau éducatif, des hommes et des femmes de confession musulmane, catégorie à laquelle ne s’oppose aucune autre confession… comme s’il n’ en existait plus.
L’institut Gottlieb Duttweiler a interrogé 3500 personnes au sujet des bienfaits et des inconvénients de la diversité. L’étude s’appelle Dissemblables ensemble. Les dissemblables ont des points communs: ce sont tous des être humains et des consommateurs habitant en Suisse. Ni la politique, ni le bien commun de la Confédération et des Cantons, ni le gouvernement fédéral ne jouent un rôle dans l’affaire. Il semble que la Suisse ne soit qu’un agrégat de collectifs prompts à s’opposer. Il s’agit de neutraliser les conflits qui pourraient intervenir entre ces paires égales en droits.
Le sociologue Ganga Jey Aratnam, spécialiste de la migration et de la richesse, dévoile l’idéologie qui sous-tend l’étude. Il faut éviter qu’un groupe soit dévalorisé. Vanter la diversité, c’est supprimer ce qui sépare. Bientôt l’origine nationale, la religion et l’identité sexuelle ne seront plus des occasions de discrimination dans la communauté helvétique, qui évolue vers plus de diversité, s’étant ouverte à l’émancipation des femmes et au mariage pour tous.
Le sociologue admet que la diversité crée des tensions. Pour les éviter, tout le monde, en Suisse et partout, doit s’appuyer sur les droits universels de l’homme. Chacun sera sensibilisé à la protection des minorités, par exemple au droit à l’accessibilité aux transports publics en fauteuil roulant. En outre, à ne pas considérer la diversité comme une richesse, la Suisse ne sera plus économiquement innovante. M. Ganga Jey Aratnam consent aux opinions divergentes, le rejet de l’homosexualité par exemple, mais ce qui compte, c’est que tout le monde participe à la démocratie.
N’oublions pas que la Migros veut vendre le plus de produits possibles à un maximum de gens. La promotion de la diversité aplatit les différences et promeut paradoxalement l’uniformité consumériste mondiale. Naguère, les progressistes exigeaient le droit à la différence, un droit égal à la différence, c’était déjà un paradoxe.
La diversité, telle qu’elle est comprise aujourd’hui, c’est l’égalité de personnes ou de groupes présentant des caractéristiques sans importance, indifférentes. Elle est antipolitique, tandis que le bien commun de la cité s’élabore à partir de différences qu’on accepte et qu’on ordonne les unes aux autres, sous forme de statuts plus ou moins élevés.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Les Jurassiens comme exemple – Editorial, Félicien Monnier
- Sauf sur l’essentiel – Alain Charpilloz
- Vu par Marcel Regamey – Ligue vaudoise
- D’abord l’unification ou la nation? – Quentin Monnerat
- Alexandre Voisard, 1930-2024 - La dernière lettre d’un poète – Yves Guignard
- Mon pays de cerise et de légende – Eloi Chevalier
- Un magnifique armorial jurassien – Olivier Delacrétaz
- Trente glorieuses pour l’art et pour l’autonomie – Jean-Blaise Rochat
- Conseillers aux Etats centralisateurs – Jean-François Cavin
- Justin comme Donald – Le Coin du Ronchon