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L’enfant philosophe

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2272 7 février 2025

L’année passée, nous avons échangé quelques articles avec M. Jonas Follonier à propos du scepticisme. Pour le rédacteur en chef du mensuel Regard Libre1, le recours à un scepticisme modéré nous protège de l’intolérance de la raison triomphante tout en nous conservant le souci de la vérité.

Selon nous, ce recours au scepticisme n’est pas nécessaire. Une philosophie réaliste droitement conduite contient en elle-même de quoi modérer le philosophe.

Cette philosophie réaliste est déjà celle du petit enfant. Chaque matin, il part pour l’aventure. Mille choses tourbillonnent autour de lui. Il les voit, les entend, les sent, les touche, les goûte… Beaucoup lui sont inconnues. Pour autant, il ne doute pas de leur existence. Il n’imagine même pas qu’on puisse en douter. Il ne doute pas davantage de la valeur des messages transmis par ses cinq sens. Il met en œuvre son intelligence sans jamais poser la question de son efficacité, elle va de soi. L’unité du monde, à laquelle sa propre unité fait écho, est pour lui une évidence.

Il est curieux de tout. Il veut tout savoir et son esprit se livre à un aller-retour perpétuel entre ce qu’il sait et ce qu’il ignore encore. A chaque nouvel arrivage, il enrichit son esprit de connaissances neuves, il affine les anciennes, y introduit des distinctions, des précisions, des limites. Il parcourt un chemin en spirale croissante, jalonné de certitudes, lesquelles, constamment remises en question par l’expérience quotidienne, débouchent sur de nouvelles certitudes, également provisoires.

Curiosité, réception, expérience, appropriation, remise en question: l’enfant met en jeu, sans le savoir, tous les mécanismes de la recherche philosophique. Il fait confiance naturellement, sans même y penser. Cette confiance première est aux antipodes de la méfiance que prône le sceptique, tant à l’égard de lui-même que du monde.

Pour la plupart, le jeu d’aller-et-retour s’exténue quand l’enfant arrive à l’âge adulte. M. Regamey disait qu’on élabore ses idées jusqu’à vingt-cinq ans et qu’après, on se contente de les défendre.

Le penseur «réaliste» reprend et prolonge l’attitude de l’enfant. Il le fait certes d’une manière consciente et organisée. Certes encore, ses réflexions débouchent sur des abstractions de haut niveau. Mais il conserve la curiosité naïve d’origine et sa confiance première dans l’accessibilité du monde à son intelligence.

Son vocabulaire n’est qu’une extension du langage commun. Les termes nouveaux qu’il y ajoute désignent simplement des distinctions plus précises que celles de la vie ordinaire. Citons encore M. Regamey, qui affirmait qu’avec un vocabulaire suffisamment précis, on pourrait se passer de philosophie.

Le réaliste ne cherche pas à construire sa doctrine à partir d’une affirmation première qui lui donnerait un fondement incontestable. Ce qui est premier, c’est la réalité qui se donne à lui. Le réel est son matériau de base. Il y revient constamment. Ce contact régulier rafraîchit sa réflexion en même temps qu’il la recadre. Il y renouvelle ses forces, à l’image d’Antée qui retouche la terre.

C’est un fait remarquable que, dans leur vie quotidienne, les adversaires du réalisme, idéalistes, sceptiques, empiriques, déterministes, parlent et agissent tous dans une perspective réaliste. Et quand le sceptique classique dit qu’on ne peut rien connaître, il le donne encore comme une vérité connaissable, certaine et transmissible. On n’en sort pas. Le monde nous ramène constamment à la philosophie réaliste, philosophie spontanée de l’être humain.

La philosophie réaliste engendre-t-elle une intolérance particulière? A première vue, non. Dans l’acte de connaissance, elle ne place le philosophe ni à la base, ni à la fin. Elle le contraint en permanence à se soumettre au réel. Et quand le réel le prend en défaut, sa philosophie même le contraint à retoucher sa formulation, et à se dire reconnaissant de ce qu’il peut l’affûter davantage. Cette attitude confère au réaliste une incroyable résilience philosophique. Comme le disait un professeur de philosophie à l’université: «L’irritant, avec les philosophes réalistes, c’est qu’ils retombent toujours sur leurs pieds.» En ce sens, le philosophe réaliste est bien placé pour éviter la crispation intellectuelle et le fanatisme.

Cela dit, sa confiance dans sa capacité de connaître le réel engendre chez le réaliste un esprit de certitude qui peut muer en vanité, parfois en arrogance à l’égard des autres philosophes. Après tout, les réalistes les plus aristotéliciens ne sont jamais que des êtres humains. Mais ce n’est pas une question de philosophie générale. C’est une question de morale individuelle. Le recours au scepticisme n’y changera rien.

Notes:

1   Regard Libre de juin 2024.

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