L’ultime vallée
Ces derniers temps, les vallées alpines ont capté notre attention.
Pour commencer, nous avons lu Le châle de soie vert, paru chez Cabédita, traduit et annoté par Mme Monique Baud. Marcella Maier, qui fut députée au Grand Conseil grison, y retrace l’histoire de quatre générations de femmes.
Puis nous sommes tombé sur un film tourné en 1971 par James Clavell, The Last Valley. Durant la guerre de Trente Ans, un professeur idéaliste ayant tout perdu erre dans les montagnes et découvre une vallée perdue, épargnée par les conflits.
Avouons ensuite que la clinquante série télévisée Winter Palace ne nous a pas emballé.
Enfin, nous avons passé comme chaque année la semaine du Nouvel-An dans la vallée haut-valaisanne de Conches où le Rhône prend sa source, paradis du ski de fond. Les pistes sont innombrables, avec une ascension possible en direction de Gletsch.
La vallée de Conches, Obergoms en allemand, longue de 20 kilomètres, s’étend de Niederwald à Oberwald, entre 1200 et 1450 m d’altitude. On l’atteint facilement en train par le Matterhorn Gotthard Bahn. Elle donne accès au Tessin par le Nufenen, à Uri par la Furka et à Berne par le Grimsel. Ses habitants en ont tiré tout le profit possible sans l’enlaidir par des constructions affreuses, contrairement aux stations de ski alpin.
Les prospectus touristiques de naguère parlaient immanquablement de terres de contrastes: dans la tranquille vallée de Conches, il existe bel et bien un contraste entre l’attachement vivace aux traditions et la confrontation aux effets de la modernité mondialisée.
La vallée est bordée de pentes boisées. Aux points cardinaux, notre regard se pose sur de multiples «cornes» (horn) enneigées. L’Obergoms ne se prête qu’au ski de fond, sport d’endurance qui se pratique en style classique sur deux traces ou en pas glissé (skating). La popularité de ce sport a augmenté quand le Grison Dario Cologna a remporté des médailles olympiques et quatre fois le Tour de Ski. Les pratiquants locaux sont le plus souvent alémaniques, lucernois, bâlois ou zurichois; quelques Romands aussi, dont feu Philippe Rochat, le cuisinier de Crissier, dont nous nous souviendrons de l’épouse, la marathonienne Franziska Rochat-Moser, qui glissait sans effort dans un style élégant. Là-bas on entend peu l’anglais et beaucoup le dialecte haut-valaisan. Les petits villages se succèdent, Gluringen, Reckingen, Ulrichen, pourvus d’églises baroques dignes de visite. Il n’y a guère de bâtiments de plus de 5 étages; les chalets dominent. Notre lieu de villégiature est l’hôtel Croix d’or et Poste à Münster, «capitale» de l’Obergoms. Le cardinal Mathieu Schiner et le réformateur Ulrich Zwingli y tinrent une importante négociation. C’est la patrie des Blatter, Hallenbarter, Imsand, Imoberdorf, Hischier et Nessier. Les Riedmatten, famille régnante, bâtirent l’hôtel en 1620. Une chambre porte encore le nom du Landeshauptmann Adrian von Riedmatten. Goethe y passa une nuit en 1779, accompagnant le jeune duc Charles Auguste de Saxe-Weimar. Achille Ratti, le futur Pie IX, y séjourna aussi, de même que l’Anglais Whymper, vainqueur du Cervin.
Beaucoup de passages alpins, notamment dans les Grisons ou à Uri, et la vallée de Conches ne sont pas des lieux isolés. Les Confédérés et les puissances étrangères s’y défièrent. On y a vu des Français, des Autrichiens, des Espagnols, des Russes. Le val Bregaglia était la proie de conflits religieux et politiques. Le parti franco-vénitien de la famille Salis s’opposait à une alliance habsbourgeoise austro-espagnole.
Les habitants des vallées, sans ressources, durent s’exiler pour gagner leur pain, devenant mercenaires ou s’expatriant comme pâtissiers, confiseurs et cafetiers en Allemagne, en Italie, dans les grandes villes d’Europe. Ce fut le cas de Gian Josty, de Sils Maria, qui fit fortune à Berlin après 1800. Niederwald a consacré un musée à son citoyen César Ritz. Apprenti sommelier à Brigue jugé incapable, il quitta la Suisse, développa l’hôtellerie de luxe et fonda le Ritz de la place Vendôme en 1898.
Le tourisme et l’électricité changèrent la vie des vallées dès la fin du XIXe siècle. L’esprit d’entreprise trouva un débouché. Des familles s’enrichirent. Le temps de l’émigration prit fin. A Saint-Moritz s’ouvrirent des établissements thermaux en 1853. L’hôtel Kulm, bâti en 1864, fut électrifié en 1878. Le Waldhaus de Sils Maria fut édifié de 1905 à 1908.
En 2020, l’hôtel Croix d’or et Poste a fêté son quatre-centième anniversaire. Son patron, M. Simon Aellig, nous a offert le livre narrant son histoire. Lui-même est originaire de l’Oberland bernois et sa défunte épouse Ruth Bumann venait de Saas Fee. Aujourd’hui, les touristes sont presque tous suisses tandis que le personnel vient du monde entier. M. Aellig a vendu son bien à un couple d’Allemands dont le fils a épousé une Thaïlandaise. Tous travaillent à l’hôtel. Du temps des Aellig, la responsable du service venait d’Alsace. Une Roumaine lui a succédé. Lors de notre dernier séjour, nous apercevons une femme de grande taille, brune de teint, aux yeux et à la chevelure d’un noir profond. Nous la supposons marocaine. En réalité elle est de nationalité… suédoise, de père croate et de mère malaise. Elle parle le français, elle suit l’école hôtelière de Glion, travaillant au Croix d’Or comme stagiaire. En trente ans, des vagues de personnel étranger ont déferlé: Allemands de l’Est après la chute du mur de Berlin, les Ossies, puis Polonais, Portugais, Roumains. Au col du Grimsel, les Slovaques se sont fait une place.
Nous appelons l’Obergoms l’ultime vallée, mais le Lötschental, le val Müstair ou le val Bregaglia mériteraient cette appellation parce que la tradition y cohabite encore avec la modernité. Bien entendu, la technique est omniprésente. Depuis deux ans, les gares sont fermées et il est impossible, malgré la présence de contrôleurs, de prendre un billet dans le train à moins de payer une taxe supplémentaire de dix francs. La connexion téléphonique au site des CFF est indispensable. Dans son livre, M. Aellig reproduit un article du Handelszeitung de février 1998 où il s’emporte contre l’usage du téléphone portable lors des repas, tandis que son contradicteur, Theophil Bucher, de l’Atlantis Sheraton de Zurich, avance qu’il faut comprendre les besoins de l’homme moderne.
Autre signe de modernité: sur les sentiers de la vallée de Conches, comme partout, les chiens sont désormais plus nombreux que les enfants. A la fin du séjour, il est cependant possible de faire provision de viande séchée et d’Alpenkäse dans une maison paysanne où trois générations réunies vous saluent: Tag wohl !
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Un nombre suffisant – Editorial, Félicien Monnier
- L’initiative Alberto Mocchi, un premier pas vers la défense de nos agriculteurs – Quentin Monnerat
- La corporation, la foi et le Parti libéral – Colin Schmutz
- Pour une transformation numérique souveraine – Marc-Olivier Busslinger
- Erratum – C.
- L’enfant philosophe – Olivier Delacrétaz
- Places et jardins – Jean-François Cavin
- Accomplir Gilles, sans musique… – S. Mercier & B. de Mestral
- De la culpabilité morale de l’écomobilité – Le Coin du Ronchon