Des déchets dans l’âme
En lisant le mensuel Le Peuple, j’ai découvert un acronyme pédagogique censé rééduquer nos pulsions d’achat. La méthode, baptisée BISOU, se présente comme un remède doux aux excès du consumérisme. Le nom, presque enfantin, suggère une proximité bienveillante avec le citoyen. Derrière cette tendresse, cependant, j’ai perçu un malaise plus profond. Car si les slogans adoucissent les mots, ils risquent aussi d’endormir les consciences. Ce texte est né de cette impression diffuse: celle d’un écart entre la surface du message et la profondeur du mal.
En tournant distraitement les pages d’un journal communal du Gros-de-Vaud, vous risquez de tomber sur une note adressée aux citoyens. Elle propose une méthode pour éviter les achats impulsifs. L’auteur y appelle à la modération et à la sagesse pratique. Il désigne cette méthode par un mot singulier, presque tendre: BISOU. Il propose cinq questions simples à se poser avant d’acheter. Il croit que chacun pourrait, en les formulant, freiner ses élans de consommation.
Chaque lettre correspond à une interrogation précise. Le B pose la question du besoin: ai-je réellement besoin de cet objet? Le I fait appel à l’impatience: puis-je reporter cet achat? Le S examine le semblable: ne possédé-je pas déjà un équivalent? Le O scrute l’origine: d’où vient ce produit? Le U s’attache à l’usage: à quoi servira-t-il concrètement? L’achat devient une série de filtres. Le désir rencontre un contrôle, doux mais structuré.
Je reconnais dans cette approche une tentative de bien faire. Le message cherche à éveiller une conscience. L’auteur veut provoquer un sursaut de lucidité. Il espère détourner la main du superflu. Il oblige à réfléchir, calmement. Il utilise le ton de l’enfance pour parler à l’adulte. Il croit que la douceur suffirait pour éduquer.
Une gêne me saisit malgré tout. Je ressens dans ce ton une sorte de mollesse. Le citoyen n’est plus considéré comme un sujet adulte. Le texte le traite comme un élève dissipé. L’auteur imagine qu’il faut éviter toute tension. Il remplace l’exigence par l’encouragement. Il sacrifie la vérité sur l’autel de la bienveillance.
La méthode BISOU reste à la surface. Elle n’atteint ni la solitude ni le vide intérieur. Elle interroge le geste sans remonter jusqu’au cœur. Elle parle de l’objet sans nommer le manque qu’il masque. Elle pèse l’utilité sans interroger le vertige du désir.
Je vois bien souvent que la consommation dépasse la raison. L’achat tente de combler une absence. Il vient apaiser une angoisse muette. Il fabrique une illusion de présence. L’objet devient la réponse à une blessure. Le geste d’achat rassure. Le geste de jeter libère. Le cycle recommence. L’essentiel échappe toujours.
La note municipale reste muette sur ce point. Elle suppose que l’erreur vient de l’ignorance. Elle croit qu’un simple savoir suffirait. Elle espère guérir une faille profonde à l’aide d’un jeu d’enfant.
Dans mes promenades et dans mes fonctions, je rencontre des gens différents. Ils réparent ce qui se brise. Ils conservent ce qu’ils reçoivent. Ils transmettent sans slogans. Ils ignorent l’écologie comme mot, mais ils la vivent dans les faits. Ils se souviennent. Ils possèdent peu. Ils tiennent à ce peu.
La vie humaine n’obéit pas à un schéma. Elle réclame une reconquête lente du réel. Elle se construit à travers des gestes enracinés. Elle vieillit avec les choses que l’on garde. Elle prend corps dans une maison habitée.
Je n’attaque pas les campagnes de sensibilisation. J’y reconnais une bonne volonté sincère. Mais je demeure convaincu qu’aucun changement ne naîtra sans une parole plus haute. Nous devons rappeler que la sobriété relève d’une fidélité et non d’un réflexe.
Des déchets dans l’âme pèsent plus lourd qu’un sac de plastique. Ce sont ces gestes répétés sans conviction. Ces paroles dites sans désir d’être entendues. Ces objets acquis sans même être regardés.
Ces déchets intérieurs ne se collectent pas. Ils s’accumulent dans la mémoire. Ils alourdissent les silences. Ils rendent la vie plus lisse, plus vide, plus froide.
Il faut désirer autrement. Il faut ralentir non par peur, mais par fidélité. Il faut transmettre ce que l’on ne vend pas. Il faut garder ce qui coûte quelque chose.
Une société se redresse par des efforts partagés. Elle repose sur la patience de ceux qui tiennent. Elle s’appuie sur la force de ceux qui acceptent de porter le poids du vrai.
Nous devrons, un jour, reconnaître les déchets enfouis en nous. Ce désordre intérieur façonne le monde extérieur. Il faut apprendre à faire le tri dans nos âmes. Cette purification précède toute réconciliation avec la matière. Elle en est la condition.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Droit de vote communal – Editorial, Félicien Monnier
- Le chef et la dignité de ses hommes – Quentin Monnerat
- La Via Valdensis – Antoine Rochat
- Imposition individuelle: vers un référendum? – Jean-Hugues Busslinger
- … et un référendum des Cantons? – Olivier Klunge
- † Michel Haldy – Jean-François Cavin
- Irréalité du service civil – Olivier Delacrétaz
- Europhilie Veveysanne – Félicien Monnier
- Les méchants sont partout, les bons aussi – Jacques Perrin
- La liberté et la démocratie grâce au dioxyde de carbone – Le Coin du Ronchon