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Les méchants sont partout, les bons aussi

Jacques Perrin
La Nation n° 2282 27 juin 2025

J’aime Dostoïevski, je soutiens la Russie !

Et moi, l’Ukraine, car les Ukrainiens se battent pour nos valeurs !

Des enfants meurent à Gaza, vive la Palestine, de la rivière à la mer !

Après la Shoah, les Juifs ont droit à une terre ! Les massacres du 7 octobre, vous y pensez ? Et aux femmes iraniennes ?

 

 

La presse et les réseaux sociaux abondent en avis péremptoires.

Du point de vue politique, ces prises de position sont futiles. La politique étrangère est du ressort de la Confédération à laquelle nous autres Vaudois appartenons. La neutralité armée en est le principe: la Confédération n’entre pas en guerre si on ne l’attaque pas directement. Sinon elle cherche à éviter que des alliances hasardeuses ne la disloquent de l’intérieur.

A titre individuel, il est permis de soutenir un camp. Encore faut-il assumer la responsabilité de ses paroles et de ses actes. Les conséquences sont parfois déchirantes. Pensons à la guerre civile en Espagne de 1936 à 1939. De nombreux intellectuels de gauche et de droite prirent position, les uns pour les Rouges soutenus par l’URSS, les autres pour les nationalistes de Franco appuyés par Mussolini et Hitler. Ce fut le cas de la philosophe Simone Weil (1909-1943) et de l’écrivain Georges Bernanos (1888-1948), ayant en commun l’envergure intellectuelle, une vive attention au mal et le désir de comprendre comment la vertu de force s’avilit.

Figurant parmi les écrivains français majeurs du XXe siècle, romancier vivant de sa plume, Bernanos combattit dès 1914 comme engagé volontaire dans un régiment de dragons. Catholique, monarchiste, pas démocrate pour un sou, il appartint vingt ans à l’Action française de Maurras. En 1932, il s’en sépara. L’écrivain, respectueux des ouvriers et paysans français, avait un côté anarcho-syndicaliste.

En 1934, Bernanos s’exile sur l’île de Majorque, avec son épouse et ses six enfants. En août 1936, les Rouges tentent d’y débarquer et sont repoussés en septembre. Bernanos écrit: La population majorquine s’est toujours signalée par une grande indifférence politique. […] Le soulèvement de la Catalogne, pourtant si proche, en 1934, n’y réveilla aucun écho. Au témoignage du chef de la Phalange, on n’aurait pas trouvé dans l’île cent communistes dangereux. Où le parti les aurait-il recrutés ? C’est un pays de petits maraîchers, un pays d’olives, d’amandes et d’oranges, sans industrie, sans usines. […] Il faut voir, il faut comprendre. […] Chacun de ses villages est un monde fermé, avec ses deux partis, celui des « Prêtres » et celui des « Intellectuels », auxquels s’agrège timidement celui des ouvriers. Il y a encore le châtelain, qu’on ne voit d’ailleurs qu’aux beaux jours, mais qui connaît ses têtes, a noté depuis longtemps les mauvaises, en compagnie du curé son compère. N’importe ! La gentillesse des mœurs espagnoles fait que ce monde-là vit d’accord, danse ensemble les soirs de fête. Et pourtant s’organise sous la direction de Rossi, Italien allié des franquistes, une épuration effectuée selon la loi des suspects, approuvée par l’évêque de Palma. La répression fait 3000 morts en sept mois. Bernanos la décrira dans Les grands cimetières sous la lune, paru en 1938, alors que sa sympathie allait au camp nationaliste. Son fils aîné, Yves, combattait au sein de la Phalange. Si l’écrivain ne sympathisait pas avec le général Franco, il appréciait en revanche l’aristocrate andalou José Antonio Primo de Rivera, chef de la Phalange, catholique monarchiste, anticapitaliste partisan de la justice sociale: Je tiens l’ancienne Phalange pour parfaitement honorable, et il ne me viendrait pas à l’esprit de comparer un magnifique chef tel Primo de Rivera aux généraux roublards qui pataugent depuis dix-huit mois, avec leurs grandes bottes, dans un des plus hideux charniers de l’histoire. Les Rouges exécutèrent Primo de Rivera en novembre 1936.

Simone Weil, elle, penche pour la gauche anarchiste. D’abord pacifiste, elle s’engagea du côté des républicains; en tant que juive elle avait tout à craindre des nazis alliés des franquistes. Sa passion de comprendre l’avait poussée à travailler en usine puis à s’engager comme ouvrière agricole chez le philosophe vigneron Gustave Thibon, fasciné par le génie spirituel de Simone Weil. D’abord, il constata sa fragilité physique et sa maladresse. Un jour il lui dit: Quand vous arriverez à faire correctement la vaisselle, ma femme aura du génie. Il reçut un soufflet en guise de réponse. Peu après son engagement dans la colonne anarchiste de Durruti le 8 août 1936, elle se brûla au troisième degré, ayant posé le pied gauche dans une bassine à frire remplie d’huile bouillante. Elle fut soignée à Barcelone et quitta l’Espagne sept semaines plus tard. Elle eut néanmoins l’occasion de voir et d’entendre des choses désagréables. En 1938, elle lut Les grands cimetières sous la lune et adressa à Bernanos une lettre dont voici quelques extraits: J’ai eu une expérience qui répond à la vôtre, quoique bien plus brève, moins profonde, située ailleurs, et éprouvée, en apparence dans un tout autre esprit. […] Je ne suis pas catholique, bien que rien de chrétien ne m’ait jamais paru étranger. […] J’ai reconnu cette odeur de guerre civile, de sang et de terreur que dégage votre livre ; je l’avais respirée. Je n’ai rien vu ni entendu, je dois le dire, qui atteigne tout à fait l’ignominie de certaines des histoires que vous racontez. […] Ce que j’ai entendu suffisait pourtant. Simone Weil faillit assister à la fusillade d’un curé, mais un hasard empêcha l’exécution. Elle raconte, entre autres événements, ceci: deux anarchistes (qui lui racontent l’histoire) ont capturé deux prêtres; ils tuent l’un sur place en présence de l’autre, d’un coup de revolver; ils autorisent le survivant à s’en aller; dès qu’il a fait une vingtaine de pas, ils l’abattent. Simone Weil conclut: Celui qui me racontait l’histoire était très étonné de ne pas me voir rire. Elle tire des événements cette leçon: L’essentiel, c’est l’attitude à l’égard de la mort. Je n’ai jamais vu, ni parmi les Espagnols, ni même parmi les Français venus soit pour se battre, soit pour se promener – ces derniers le plus souvent des êtres ternes et inoffensifs –je n’ai jamais vu personne exprimer même dans l’intimité de la répulsion pour le sang. […] Lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer. Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni blâme, on tue. […] Je ne puis citer personne, hors de vous seul, qui, à ma connaissance, ait baigné dans l’atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste et disciple de Drumont (écrivain antisémite, réd.) – que m’importe ! Vous m’êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades des milices d’Aragon – ces camarades que pourtant, j’aimais.

Jusqu’à sa mort, Bernanos conserva cette lettre de Simone Weil dans son portefeuille.

Chaque fois que nous prenons parti pour un quelconque belligérant, méditons Bernanos et Weil: les méchants sont dans tous les camps, les bons aussi.

Références: Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, Points Seuil, 2014; Simone Weil, ?'uvres, Quarto Gallimard, 1999.

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