† Daniel Laufer
Daniel Laufer est mort à 93 ans. Ce fut le plus passionné, le plus créatif, le plus extravagant de nos membres. Avec sa capacité inépuisable d’admiration sans réserve et de critiques sans concession, il se découvrait régulièrement de nouveaux sujets d’enthousiasme, qui se mêlaient en tourbillonnant avec les anciens: la musique – un apprentissage tardif de l’orgue couronné par une audition au temple de Saint-Laurent –, le ski, la liturgie, l’organisation de concerts, la poésie, classique et moderne, les pastiches de Georges-Armand Masson, «La Feuille de Chêne», ce concours de poésie qu’il avait créé, les vacances en famille, son cher René Girard, les jeunes nouvellement arrivés dans la Ligue vaudoise, les fêtes somptueuses…
Tous ceux qui l’ont fréquenté en gardent mille souvenirs amicaux, spectaculaires, truculents, racontables ou non. Nous nous rappelons un assaut de récitations, whisky en main, sur le toit d’un hôtel tenu par un parent du docteur Georges Habache, face à Jérusalem endormie; ou son départ pour le Simplon en scooter, à l’insu de sa femme, à plus de huitante-cinq ans, chargé, en équilibre instable, de ses skis, de ses bâtons et du reste; ou encore ce morceau musical qui passait à la radio, qu’il ne connaissait pas, mais dont, en une série de déductions acrobatiques, il retrouva le nom et la place précise qu’elle occupait dans l’œuvre du compositeur, et tout cela en conduisant à tombeau ouvert sur les routes de Hollande.
Comme tous ceux qui aiment vraiment la vie, Daniel Laufer avait de la chance. S’il lui arrivait un accident de moto, il se relevait et repartait, sans doute un peu râpé mais déterminé à finir son périple. S’il prenait un rond-point à l’envers, aucun conducteur n’arrivait jamais en face, aucun policier n’assistait jamais pour verbaliser.
Parmi ses nombreux articles de La Nation, celui du 10 décembre 1983 nous reste en mémoire, «La course à pied, un mode de perception». L’auteur, qui signait «DL–Dossard 8448», décrivait la course Sierre-Zinal à partir des odeurs, des bruits, de ses hallucinations oculaires, de son essoufflement progressif et du choc irrégulier de ses pieds sur les cailloux valaisans.
Juriste, il travailla durant quarante ans au Centre Patronal. Il anima de nombreuses associations professionnelles, dont la Fédération vaudoise des vignerons et la Société vaudoise des régisseurs immobiliers. Il en créa plus d’une aussi, notamment le Groupement des industriels de la Broye. Il dirigea le Département des associations durant ses douze dernières années d’activité professionnelle. Avec tous, il nouait des relations personnelles qui excédaient son mandat de secrétaire et se transformaient parfois en véritable amitié.
Sa prodigieuse vitalité et la multiplicité de ses passions auraient pu se disperser en agitation vaine et brouillonne. L’original aurait pu ne devenir qu’un excentrique. Il fit à temps la connaissance de M. Regamey. Celui-ci, sans tenter, c’eût été en vain, de le calmer, réussit, par voie démonstrative, à lui faire accepter de discipliner ses énergies et de les hiérarchiser dans la perspective du bien commun vaudois. Cette relation de maître à disciple, de part et d’autre intransigeante et respectueuse, se dévoile avec délicatesse dans les dialogues du Mythe du golfe, un recueil de cinq courts essais inspirés à M. Regamey par un voyage commun en Grèce1, dédié à «Monsieur Daniel Laufer, pour poursuivre un dialogue et faire renaître des paysages».
Notre cheval échappé accepta une autre autorité encore, celle de sa femme Els, dont la stabilité sereine, aimante et amusée apporta, durant leurs soixante-trois années de mariage, l’exact contrepoint dont il avait besoin. Comme en témoigna son fils David, notre homme à Belgrade, lors de la réception qui suivit le culte d’adieu, elle lui servit constamment de référence indiscutable pour tout ce qui était essentiel.
Lors d’un anniversaire d’Els, après une entrée vélocipédique dans son jardin en fête, arrangé en petit marquis emperruqué, il récita longuement des fables et des contes de La Fontaine, en particulier les cent septante-huit vers de la «Lettre à Mme de la Sablière», dans laquelle le poète défend, contre Descartes, sa conviction que les animaux ont une âme.
Daniel Laufer avait l’ombre de ses qualités, trop entier pour être modeste, trop pressé et pressant pour être gentil. Généreux de son temps et de son argent, attentif à son interlocuteur, il n’en était pas moins aussi durement définitif dans ses condamnations que dans ses louanges, et peu regardant sur le choix des mots. Je me souviens d’une terrible altercation à la suite d’un trop bon repas à Bormes-les-Mimosas…
Mais il aimait mettre les autres en valeur, et parlait de ceux qu’il admirait plutôt que de lui-même. Si extraverti et démonstratif qu’il fût, il n’évoquait jamais sa personne ou ses sentiments. A un certain niveau, il était tout humilité, au point de demander qu’on ne l’évoque pas personnellement durant son service funèbre. Un culte ordinaire, avec la sainte Cène, rythmé par la musique qu’il aimait et s’achevant par le cantique de Siméon devait suffire! Il n’en fut pas moins impérieusement présent lors de cette célébration, emmenée par un pasteur inspiré.
Il révérait René Girard, qui démontrait anthropologiquement, c’est-à-dire scientifiquement, le caractère unique et définitif du sacrifice du Christ. La question religieuse ne cessait de le tourmenter, autant qu’il pouvait l’être. Il y revenait sans cesse.
Quand, à la fin du culte, le pasteur pria la famille de se lever, c’est la moitié de l’assistance qui se leva: les Laufer sont une grande tribu, guère moins originale que Daniel. Ils savent tous, Els, leurs six enfants, vingt petits-enfants et six arrière-petits enfants, et sœur Claire, que nous partageons leur peine, mais aussi leurs innombrables et joyeux souvenirs. Nous perpétuerons sa mémoire.
Notes:
1 Cahiers de la Renaissance vaudoise N° 36
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- La loi et le programme – Editorial, Olivier Klunge
- Entre nature et culture – Quentin Monnerat
- Deux Entretiens du mercredi sur les transports – Antoine Rochat
- Jules Verne et la beauté de l’humanité – Lars Klawonn
- Indéboulonnables? – Jean-François Cavin
- La toute-puissance et ses contrefaçons – Jacques Perrin
- COP: pour toi et surtout pour moi – Le Coin du Ronchon