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La toute-puissance et ses contrefaçons

Jacques Perrin
La Nation n° 2267 29 novembre 2024

Le mal fait parfois si mal qu’on en perd la joie d’exister. Certains catéchumènes refusent de confirmer leur baptême, car un dieu absolument bon et tout-puissant, qui permet des actes de cruauté épouvantable, ne vaut pas la peine qu’on croie en lui. Pour la même raison, des croyants adultes dénient à Dieu la toute-puissance. Je crois en un seul Dieu, le Père tout-puissant, dit le Credo. Tout-puissant serait de trop. Ces contestataires sont à prendre au sérieux. Le mal est un scandale. Le bien, à commencer par l’existence de créatures multiples et magnifiques, nous comble chaque jour, mais, curieusement, il est moins prégnant que le mal.

Nous venons de lire un ouvrage de Paul Clavier intitulé L’énigme du mal ou le tremblement de Jupiter, paru en 2010. Catholique adepte de la philosophie analytique anglo-saxonne, l’auteur argumente à l’aide d’expériences de pensée.

Les dieux de l’Antiquité païenne et celui si terrible de l’Ancien Testament infligeaient aux hommes de sévères punitions. Après la venue du Christ, Dieu est devenu le bon Dieu. Il est amour. Pourquoi le mal nous accable-t-il encore?

Il y a quatre scénarios possibles.

Si Dieu est bon et tout-puissant, il devrait nous débarrasser du mal. Ce serait le scénario préférable. Or le mal existe. Pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas? D’où vient le mal? C’est une énigme.

Peut-être que Dieu ne veut ni ne peut expulser le mal. Dieu serait alors méchant, et incapable: difficile de croire en lui.

Ou alors il est vraiment tout-puissant et méchant, ne voulant pas détruire le mal. Cela nous inquiète…

Ou bien Dieu serait parfaitement bon et impuissant, ne pouvant s’en prendre au mal. A quoi bon lui adresser des prières? C’est l’opinion de certains chrétiens modernes auxquels Clavier s’oppose.

Clavier croit que Dieu existe, parfaitement bon et tout-puissant. Il ne demande pas qu’on modifie le Credo. Son idée, difficile à exposer et à démontrer, est que Dieu n’exerce pas la toute-puissance de la façon dont nous l’exercerions si elle était accordée aux hommes.

Dieu aurait-il en quelque sorte consenti au mal? N’empêche-t-il pas toute souffrance à cause de la perte possible d’un bien plus grand ou de l’irruption d’un mal encore pire? La douleur par exemple nous avertit parfois d’une maladie. Seulement, il y a des souffrances terribles, inutiles et injustes qui frappent des enfants innocents. Comment, dans ce cas, croire en un Dieu infiniment bon et puissant? Clavier évoque les cris de révolte d’Ivan Karamazov chez Dostoïevski. Selon Ivan, certains maux sont irréparables. Les larmes et les cris d’un enfant violé ou torturé ne seront rachetés ni sur Terre ni dans le Royaume à venir. Aucun châtiment éternel, ni aucun pardon demandé par le bourreau et accordé par la mère de la petite victime, ne pèseront face au mal extrême toléré par Dieu. L’indignation d’Ivan ne se calmera jamais.

Le philosophe Hans Jonas (1903-1993) s’interroge sur l’absence d’intervention divine à Auschwitz. Selon Jonas, Dieu n’a rien fait parce qu’il ne pouvait pas. Il a renoncé à sa toute-puissance pour créer le monde. L’acte de création a affaibli Dieu. La liberté humaine existe désormais et les créatures peuvent anéantir la Terre si elles le veulent.

Notons que, selon le philosophe danois Kierkegaard, la capacité de créer des êtres libres est le comble de la toute-puissance divine.

Comment saisir le rapport entre le bien et le mal? On peut tenter une explication évolutionniste satisfaisante à court terme. Le bien et le mal sont les effets d’un mécanisme naturel. Un chaos finit par s’ordonner localement. Mais d’où vient l’aspiration à la perfection, à la justice, à l’amour? Et la révolte contre le mal? Un gène du courage? Dieu a disparu, mais pas le crime.

Y aurait-il un Dieu gentil et incapable? Il serait complice du crime, mais pas sadique, car de nombreux échantillons de bonté et de beauté existent. On peut refuser la toute-puissance à Dieu. Ça pose un problème et n’en résout aucun.

Il existe une troisième hypothèse: Dieu exerce sa toute-puissance d’une manière différente de celle des hommes quand ceux-ci s’imaginent la détenir. Comment Dieu s’y prend-il? Clavier nous invite à une expérience de pensée, imaginée à partir du film américain Bruce tout-puissant. Bruce se met en tête d’exaucer toutes les prières des habitants de Buffalo. Beaucoup veulent gagner au loto. Bruce, omniscient, leur communique le numéro gagnant. Résultat: aucun ne gagne le gros lot, tous doivent le partager et empochent une somme ridicule. Si Dieu exauçait toutes les prières, plus personne ne se tournerait vers lui.

Comment traiter le mal qui ronge la création?

Concernant le mal moral, il faudrait connaître les mauvaises intentions à l’avance pour les neutraliser, s’interposer systématiquement tout en prévoyant d’ultimes renversements d’attitude. On pourrait aussi se servir de la méthode du boomerang. Le mal commis retomberait inévitablement sur le méchant. Il deviendrait impossible de faire le mal sans le subir. Les gens comprendraient vite.

Dans les deux cas, la responsabilité morale disparaîtrait. Le coût de l’opération serait lourd. Redonnerait-on un peu de piquant à la vie en laissant prospérer une dose de mal? Quel serait le seuil de tolérance? Autoriserait-on par-ci par-là un tout petit massacre?

Accepterions-nous de vivre privés de liberté, comme des marionnettes?

La suppression du mal naturel aurait l’immortalité pour conséquence. Nous n’aurions plus rien à désirer, ni à espérer. Serait-il possible de jouir sans souffrir, d’être gentil sans avoir l’occasion de se montrer méchant? Quel ennui! Dieu a sans doute de bonnes raisons de ne pas écraser le mal dans l’œuf, et nous ne les connaissons pas.

La toute-puissance et le paradis tels que les hommes se l’imaginent ont toujours un aspect dérisoire. Les tyrans comme Staline ou Hitler qui crurent s’approcher de la toute-puissance étaient physiquement malades; paranoïaques, craignant l’arrestation ou l’assassinat, ils sont morts dans des conditions pitoyables; ils ont fait le malheur de leurs peuples.

Notre vulnérabilité naturelle et notre exposition à la méchanceté sont les conditions de notre liberté. Peut-être les transhumanistes nous transformeront-ils en immortels. Sera-ce un sort enviable? Le mal est un scandale auquel il ne faut pas se résigner. C’est la toute-puissance de Dieu qui nous permet d’espérer. La lui ôter ne nous consolera pas, bien au contraire. Il a donné son Fils bien-aimé pour nous sauver. L’énigme du mal n’est pas dissipée, mais la raison, dont il nous a fait don, permet d’écarter les solutions idiotes que notre volonté dévoyée nous fait envisager.

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